Chronique d'une histoire chaotique Episode 2 : "Le prix de la bienveillance"
- Kaia Te
- 15 avr. 2020
- 9 min de lecture
Dernière mise à jour : 1 août 2023

Lola.C, 26 ans. J’ai jamais idéalisé les relations amoureuses que je vivais. Ou peut-être que si. Mais j’ai souvent aimé me faire souffrir sans même m'en rendre compte. A croire que j’aime m’oublier dans le tourbillon de relations instables et plus ou moins destructrices. Comme si la difficulté m’excitait, comme si les disputes me stimulaient, comme si j’aimais me flageller par le biais de comportements malsains. Au fond, est-ce que je mérite tout ça? Je sais pas trop ce qu'aurait répondu une psychologue à ces confessions: "Allez chercher la réponse plus loin, prenez le temps de comprendre et on se revoit dans une semaine". Allez, 80 euros de plus. J'ai compris la technique. J’ai jamais aimé les mauvais garçons mais, quand on analyse bien, je répète souvent les mêmes erreurs quand il s’agit de mes choix sentimentaux. Et puis merde, c’est quoi un mauvais garçon ? Encore une expression niaise et genrée qui, au final, n’a pas tellement de sens. Mine de rien, réciproquement, il y a beaucoup de connes aussi. Et on est tous le con ou la conne de quelqu'un. Je vois beaucoup de couples autour de moi qui, malgré leur bonne volonté à ne surtout rien vouloir dévoiler de leurs faiblesses, me rendent tristoune. Je les observe parfois quand je suis à la terrasse d’un café ou d’un restaurant : le meilleur des spots d’analyse. J’en repère beaucoup qui me donnent la vague impression de s’emmerder et, ainsi, combler le vide de leur union en mangeant quelques tapas sans se parler, le verre à la main aidant, moyen évident de se sentir plus consistants. Ils regardent à côté d’eux, le regard vague et hagard, l’esprit ailleurs comme s’ils se disaient : « Putain qu’est-ce que je fous là... » en fantasmant sur la vie qu’ils auraient rêvé de construire il y a quelques années, seuls ou ensemble. Ils ne font plus attention à l’un ni à l’autre, leurs regards trahissent un manque exaspérant d’attention, envenimé par les années qui défilent. Cette notion du temps qui défile plus vite que nos ombres, c'est peut-être cette prise de conscience qui définit la sagesse de l'âge. Quand j'avais 15 piges je me posais pas ce genre de question. Aujourd’hui, je suis à cette terrasse de café parisienne mais, cette fois-ci, moi, j’me fais chier et toute seule. Ah si, en compagnie de mon dessert en guise de soutien moral.
Un moelleux au chocolat. C’est le premier cadeau qu’il m’a fait, le jour de notre rencontre. Il avait vu juste, il était tombé dans le mille. Chocolat chaud, moelleux, fondant à l’intérieur, une soirée d’hiver à grelotter dans mes pulls en laine toujours assortis à mes chaussettes doublées, un sourire séducteur pour me réchauffer et des attentions à n’en plus finir. Il avait déjà réussi à conquérir une partie de mon cœur, ramolli par ces quelques mois de célibat.
C’est fou l’amour, il arrive souvent quand on ne s’y attend pas. Cette phrase, c’est la phrase usuelle que tu entends à tous les coups quand t'es célibataire et que tes proches essaient, sans que l’on ne leur ait rien demandé, de te donner un peu d’espoir. Rajoutons à cette réplique, celle qui mérite le prix de la bienveillance: « Bah alors Lola, une jolie fille comme toi et toujours célibataire ! Rien ne va plus dans ce bas monde ! » ou encore : « Dépêche-toi ! les beaux célibataires ne vont plus être sur le marché ! ». Le rire beauf du cousin éloigné qui couronne le tout et qui te fait accélérer l’absorption de ta salade à vitesse grand V afin d’écourter le plus rapidement possible ta présence à table. L'occasion en or pour réussir à t’enfuir discrètement par la porte du garage en prétextant un rendez-vous: " Trop contente de vous avoir vus, je suis carrément à la bourre je dois filer voir mon pote Max qui a besoin d'aide pour... euh... pour faire du tri dans ses affaires de rando". Excuse sortie du fond du tiroir bonjour! C'était comme si, histoire de combler le vide d’un repas sans intérêt et avide de discussions, on jouait à « trou trou » et on dégommait celui ou celle qui se faisait le plus discret. Et moi, tout ce que je souhaitais c’était éviter au maximum les réflexions imbéciles des soixantenaires qui, frustrés par la monotonie de leur vie, ne pouvaient s’empêcher de refouler leur aigreur sur ton cas, apparemment, désespéré.
J’ai toujours mis un peu plus de temps que mes autres amies à tomber amoureuse, c’est peut-être parce que tomber n’est pas dans mes habitudes. J’ai toujours su me relever. Mais l’amour c’est un voyage et l’âme voyageuse, je l’ai toujours eu. J’ai d’ailleurs souvent éprouvé des difficultés à rester en place, à me dire « Lola, tu te poses là, tu trouves un CDI et tu auras enfin une situation stable ». C’est le refrain de beaucoup de parents qui ont un peu de mal à comprendre qu’on aie à ce point-là la bougeotte. Le CDI me fait plus peur qu’il ne m’attire mais, à les écouter, il ne faut pas rater cette occasion trompeuse de stabilité. La clé du bonheur : rester bloquée dans un étau, en espérant ne jamais avoir l’envie ni l’idée d’en ressortir.
Figée, l’oreille collée à ma porte, je l’écoute déblatérer un discours sorti de nulle part : « Lola s’il te plait ouvre-moi, je prends mes affaires et j’te jure j’me casse direct', je t’embêterais plus! Laisse moi m'expliquer s'te plait! » Silence. Rire nerveux. Silence. Sonnerie de téléphone. Il décroche son portable. Il rit encore nerveusement, fort, très fort. J’entends toute sa conversation et mon cœur se crispe. Provocation quand tu nous tiens : il sait que je suis là à écouter.
« J’ai merdé...Elle ne veut plus m’ouvrir, en même temps ça n’allait plus entre nous... Elle en avait plus rien à foutre de moi de toute manière! Putain… j’ai vraiment fait de la merde, elle m’a eu, elle m’a piégé comme un con… jamais j’aurais pensé qu’elle serait allée jusque-là! J’sais pas où je vais aller dormir maintenant...ben oui ... je sais.... oui .... j’veux récupérer mes affaires mais elle n’est pas là…ou peut-être que si...mais elle n’ouvre pas !»
Vingt minutes à attendre qu’il parte, à entendre ses pas lourds redescendre l’escalier. La porte du bâtiment qui claque, et à enfin commencer à économiser mes pleurs et à souffler. Ça m’a paru une éternité. Je l’aimais cet enfoiré.
...
14 heures. On boit un café chaud, calfeutrées dans notre salle de réunion du 19 -ème arrondissement. Comme à notre grande habitude, ce Kawa est presque toujours accompagné d’un petit gâteau bien gras qu'on a pris soin d'acheter dans la boulangerie d'en face. Café qui, au passage, me brûle la gorge. J’ai toujours eu le chic pour l’avaler d’une traite. En regardant par la fenêtre du troisième étage, on se croirait dans un autre monde. Pourtant, c’est sous nos yeux et c'est bien réel. Ça en devient même si commun qu’on ne bouge pas le moindre petit doigt pour les aider. Eux. Ne serait-ce que pour leur donner un p’tit truc à bouffer au moment de quitter le taf et de rentrer chez nous. Je les regarde se brosser les dents sur le trottoir, souffler des nuages glaçants de CO2, se réunir à une dizaine pour se tenir au chaud sur un matelas deux places trempé par l’humidité.
Eux, les migrants.
C’est comme ça qu’on les appelle depuis quelques temps. Mine de rien l’humanité perd de sa valeur rien qu’avec un mot. Sous le métro Stalingrad, tous amassés à cinquante mètres du bureau dans lequel on continue de se plaindre de nos vies monotones, court un sentiment éphémère de honte et de culpabilité. Travailler Métro Stalingrad te donne une autre vision de Paris. Quand tu prends le métro et que, quelques stations plus loin, tu débarques sur les champs Élysées, tu prends une véritable claque dans ta face de jeune ingrate tout fraîchement parisienne. Je me pose souvent cette question: comment est-ce possible, en si peu de kilomètres voire de mètres de distance, de passer d’une troupe d’aficionados bourrés de fric, sacs Hermès à la main, manteaux de Fourrure Chanel, montres Rolex, attitudes assurées voire prétentieuses de personnes ayant «réussi» leur vie (tout reste supposable), à des hommes et des femmes démunis, crapahutant depuis des semaines de pays en pays, de ville en ville au péril de leur vie, engourdis par ce froid quasi-polaire, sans toilette, sans fringues propres, sans nourriture...
Malgré "ça", en mode Repeat à chaque pause clope ou pause déjeuner, avec deux ou trois éléments dans nos conversations qui diffèrent, on échange notre fameuse météo émotionnelle: «J’ai mal dormi la nuit dernière...j’ai pas envie de bosser, le patron me gonfle avec ses p’tits airs de chef dominant... j’ai plus beaucoup de sous sur mon compte avec la période des fêtes et toutes les dépenses accumulées en début d’année... je me suis prise la tête avec mon mec à cause de sa crise de jalousie de la veille... Moi, il m'a gonflé il voulait regarder le dernier film de Jacky Chan alors que moi je voulais à tout prix voir le dernier avec Marion Cotillard » ou encore : « Au pieu c’est pas l’extase en ce moment, peut-être que c’est le stress du boulot ou bien… le manque de soleil ? Les vacances sont beaucoup trop loin, il va falloir patienter des mois et subir cet hiver pourri avant de nous retrouver les pieds en éventail sur une plage de sable fin... »
Sur le trottoir d’en face: des poubelles par terre, des sacs déchiquetés par des chiens errant qui ont étalé toutes les ordures sur quelques mètres, jetées avec grand soin par le voisinage. Cette odeur pestilentielle qui suinte dans la rue et, à la sortie du métro, le vendeur de marrons chauds étalés sur un sachet plastique Ikea posé au fond de son caddie. Il me salue d’un regard insistant mais toujours poli. En arrivant chez moi, après une bonne douche chaude pour me réconforter et une bonne tasse de thé aux fruits rouges, je ne peux m’empêcher de ruminer sur l’état de ce quartier. J’en parle à Lucas qui, déjà à l’appartement depuis deux bonnes heures, ses yeux scotchés au programme télé, me dit d’arrêter de vouloir toujours agir pour quelque chose, de vouloir me battre pour une cause, d’arrêter de me plaindre parce que les rues sont dégueulasses, d’arrêter de gueuler que les migrants sont amassés comme des bêtes. A l’entendre : « La vie est comme ça Lola! on ne peut pas la changer d’un coup de baguette magique, il faut continuer nos vies et ne pas y penser ». Il m’embrasse sur le front comme lorsqu’on veut mettre un point final à une phrase, comme s'il me disait:"Allez, ferme-la maintenant et va te coucher".
Mon père, lui, contrairement à moi (apparemment) ne se plaint jamais. Il nous a souvent dit : « Pensez aux enfants du Kosovo qui ne demanderaient qu’une chose c’est de manger votre assiette pendant que vous êtes là, vous, à rechigner » On pouvait donc rester une heure devant le plat froid, à essayer de faire passer le goût gerbant du choux fleur au gratin qu’on avait senti mijoter au four depuis deux heures dans la cuisine du rez de chaussée. "Le repas est prêt!!! Faites pas cette tête, j'veux plus rien dans l'assiette!". On tentait avec difficultés de faire passer le plus vite possible ce moment ingrat, à l’aide d’une grande gorgée de flotte que l’on buvait à chaque bouchée. C’était notre technique habituelle et elle fonctionnait plutôt bien. Mon frère avait une grosse chope et moi un petit verre Aladdin: injuste. Il avait bien plus de quantité d’eau pour apaiser sa souffrance. Dès qu’on avait un relan de régurgitation, lassé de voir nos p'tites gueules en souffrance, il nous fixait de son regard noir avec sa veine dessinée sur son arcade qui nous faisait tout de suite comprendre qu’il était furax et qu’il valait mieux abdiquer rapidement. Là, il nous prenait nos deux verres, d’une manière franche et glaçante, les mettait dans l’évier, et on devait se démerder sans. Quand je repense à sa tirade légendaire, on lui disait souvent de changer d’histoire et de pays car, au fur et à mesure des années, la crédibilité du discours avait pris un coup ( même si je ne pense pas qu’au Kosovo ils ne soient plus du tout à plaindre). « J’sais pas Papa, tu nous as parlé du Rwanda, du Kosovo, essaie d’être innovant pour qu’on peaufine nos connaissances un peu ! » Sourire malicieux. On a donc eu le droit à la Libye, le Mali, l’Afghanistan, l’Éthiopie et la Somalie. Il a aussi évoqué les enfants dans les favelas de Rio, il a changé de continent, il nous avait écouté.
Avec les migrants, c’est un peu la même chose, on devrait parfois nous faire taire, surtout quand la tragédie est sous nos yeux. Frigorifiées par ces températures hivernales communes à un mois de février, terne et sans saveurs, je mettais enfin cartes sur table, brisais le silence, et dévoilais à Lisa mon plan d’attaque, qu’on appellera plan machiavélique pour certains, ou plan de survie pour d’autres. Lisa et moi on a bien accroché, on a appris à se connaître depuis quelques mois et on est devenues de bonnes copines. Au fur et à mesure du temps, une jolie relation amicale est née, nous n’étions plus de simples collègues qui esquissent des sourires à la cantine. Collègues, qui, dès que tu as le dos tourné, ne se privent pas pour critiquer ta dernière tenue, ce que tu as dit devant ton responsable lors de la dernière réunion d’équipe ou encore l’augmentation que tu aurais osé demander avec ferveur le mois dernier et qui t’a été refusée.
« J’ai rendez-vous avec lui à 17h30 à la rotonde, métro Jaurès. Enfin, pas moi mais Léa » affirmais-je d’une voix assurée
« T’es allée jusqu’au bout ! T’es cinglée, je ne sais pas comment tu fais pour t’infliger ça... Moi j'aurai jamais eu la force de faire ça franchement , je l'aurai éclaté bien avant! » renchérit Lisa, les yeux écarquillés.
« J’ai pas entrepris tout ça pour rien, je finis ce que j’ai commencé, comme ça je saurais à quoi m’en tenir... Ça m’angoisse un peu mais c’est le jeu » balbutiais-je d’un mouvement de lèvres crispées, pas super au clair avec ma mission du jour...
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